2020 — Texte d'Alice Santiago

pour l’exposition collective les mauvaises herbes résisteront à l'espace Villary par le CACN - centre d'art contemporain de Nîmes

les mauvaises herbes résisteront

laura rives

fr | en

« Une plante qui s’installe où elle ne devrait pas est une simple opportuniste, mais une plante qui prospère là où elle ne devrait pas est une mauvaise herbe. Nous ne lui reprochons pas son audace – toutes les graines sont audacieuses –, mais son formidable succès. L’homme s’emploie à créer un monde dans lequel seules les mauvaises herbes peuvent vivre, et pourtant nous nous scandalisons d’en trouver partout.» Hope Jahren, Lab girl, une histoire de science, d’arbres et d’amour, 2016

 

[…]

En 1887, Baudelaire disait de la glorification du culte des images qu’elle était sa « grande, son unique, sa primitive passion»1. Il faisait essentiellement référence à la peinture de Delacroix qui l’animait démesurément dans l’idée qu’elle reproduisait la « pensée intime de l’artiste, qui domine le modèle, comme le créateur la création ». Près de cent trente ans plus tard, l’année 2015 marque un véritable tournant dans l’histoire des images : tous les jours, trois milliards d’images ont commencé à être partagées sur les réseaux. À titre de comparaison, le philosophe de l’art Emmanuel Alloa pointe du doigt le fait que jusqu’alors et depuis la préhistoire, la totalité des images produites se comptait en dizaines de milliers. « Aujourd’hui, dix mille images c’est rien. Trente-cinq mille ans sont balayés par quelques clics et quelques algorithmes »2. On est bien loin de l’engouement de Baudelaire et de ses contemporains qui découvraient tout juste la photographie et son effet de réel. Face à cette spectaculaire démocratisation de la production d’images – nous pouvons toutes et tous en produire quantitativement, sans appréciation qualitative -, et à leur circulation imposée et incessante, l’image artistique rassure en ce qu’elle apparaît comme un moyen d’action et de réaction.

 

Les mauvaises herbes résisteront présente les travaux de quatre artistes qui entretiennent un rapport particulier, intime ou détachée, à l’image. Laura Rives, Elsa Leydier, Delphine Wibaux et Anne-Laure Franchette, s’imprègnent de cette prolifération d’images pour en exploiter les possibilités mais aussi les limites. Elles y voient un moyen d’exprimer leur vision du monde, mais également de questionner leur place et leur condition d’artistes. Elles font des images des complices actifs, les modifient, s’en amusent, s’en inquiètent, et n’hésitent pas à en malmener le statut.

 

Si l’image ne se confond plus avec la réalité, elle est elle-même une réalité. Elle a sa propre histoire, ses propres intérêts, ses limites et ses vertus, caractéristiques dont les artistes se saisissent pour interroger, scrupuleusement, son rapport au réel. Ainsi, à travers différents processus de déformation du réel par l’image et de l’image par le réel, les quatre artistes sont créatrices d’une réalité nouvelle. Par une orchestration maîtrisée de leurs interventions plastiques, elles imposent leur réalité à celle de l’image, faisant inévitablement entrer en jeu la question de la matérialité, et octroyant au réel le rôle de protagoniste principal. Qu’il soit matière, élément, espace ou temps, qu’il soit palpable ou imperceptible, le réel est ici étroitement lié à la nature. C’est elle qui interfère dans ces différentes démarches de métamorphose visuelle. C’est sa puissance et sa fragilité qui guident les artistes dans leur questionnement matériel, et, bien au-delà, politique et social.

 

[…] Laura Rives travaille la photographie. Non pas comme une photographe, mais comme une plasticienne qui en interroge la matière, le support, et la dimension numérique. Accordant une importance primordiale au processus, elle prend comme base ses propres photographies qu’elle manipule en expérimentant de multiples gestes numériques, chimiques et physiques. Dans une démarche presque performative, l’image photographique est altérée, torturée, vulnérabilité. La représentation disparaît au profit d’images abstraites qui s’imposent dans l’espace. Laura Rives questionne la notion de médium et de matérialité dans un monde numérique où prône l’immatériel. En brutalisant l’image pour lui offrir de nouvelles valeur et réalité, elle crée un parallèle avec la catastrophe des images numériques qui, loin de rester vaporeuses dans les nuages, voyagent via des câbles marins et existent bel et bien à travers un médium, celui des Datacenter. En chauffe permanente, ces serveurs, installés dans des terrains isolés de plus en plus nordiques, ont un impact environnemental dévastateur. Le coût énergétique qu’exige la question de la matérialité des images est devenu un immense problème à la fois écologique et économique. Les artistes nous apparaissent être alors les seul.e.s en capacité de rendre visible cette «économie invisible qui sous-tend l’architecture contemporaine des images », qui renvoie au concept d’iconomie, théorisé par Peter Szendy3. C’est en confrontant ces nouvelles notions d’invisibilisations et d’hypervisibilités et en opposition à cette matérialisation destructrice du virtuel que Laura Rives donne à son geste destructeur une dimension positive, constructive, un acte de résistance dans lequel le hasard trouve aussi sa place. Tel un flux, l’image est mouvante, s’efface, et interroge sa propre obsolescence. La métamorphose est bien réelle et tend à remettre en place notre vision d’un monde déformé par la suprématie du numérique.

 

Pour l’exposition, Laura Rives pousse encore plus loin son étude de la résistance en expérimentant un matériau de synthèse, le plexiglas, sur lequel elle imprime directement des photographies représentant un mélange varié et coloré de substances nettoyantes, type gels douches. L’artiste travaille ensuite la matière par découpe, déformation thermique et superposition, et teste la résilience du plexiglas, c’est-à-dire son élasticité, sa capacité à absorber de l’énergie au cours de sa transformation, et donc à résister. Sortis de leur contexte et associés à la matière plastique, les produits destinés à laver, adoucir et embellir la peau –essentiellement féminine– se révèlent dès lors dénués de tous bienfaits. De leur éclat de couleur, c’est toute leur agressivité et leur pouvoir polluant qui nous explosent à la vue. Dans cette démarche de morcellement de l’image, c’est aussi la notion de résilience écologique qui est invoquée. Le pouvoir d’adaptation, de survie de la nature face aux conséquences de l’activité humaine. On perçoit d’ailleurs quelque chose d’organique, de géologique voire d’animal dans les formes créées par l’artiste. Le choix d’utiliser le plexiglas n’est pas anodin. Il reflète, dans une période de crise, la peur et le besoin humains de se parer, de se protéger de l’Autre, mais aussi d’une nature qui, dans une certaine mesure, reprendrait ses droits. Bien que ses propriétés polluantes et néfastes ne soient plus à démontrer, le plastique est revenu en un rien de temps sur le devant de la scène, faisant alors office d’outil de contrôle et de domination planétaire.

 

À l’aune de l’anthropocène, l’épuisement des ressources naturelles et la fragilisation de la nature engendrés par la surconsommation – matérielle et virtuelle – ont entraîné la nature dans une action de résilience sans retour possible. Face à cette puissance, l’humanité persiste et résiste, et son empreinte, mobilisée et dénoncée, détermine les enjeux actuels de la création contemporaine. […] Laura Rives agit sur la matière tout comme nos sociétés occidentales agissent sur la nature.

 

[…] Enfin, si l’espèce humaine est nommée Homme, c’est clairement en tant que Femmes que nos quatre artistes résistent. Le statut des artistes femmes n’est pas la revendication de l’exposition ; l’art n’est pas censé avoir de sexe. Pourtant il est tentant de faire résonner la puissance créatrice de leurs interventions avec les efforts dont doivent redoubler ces résistantes pour s’imposer dans un monde de l’art contemporain encore majoritairement dirigé par des hommes. Renoncer au statut de «belle plante» qui leur est attribué d’emblée, opter pour celui de «mauvaise herbe», se battre pour exister, persister ou recommencer.

 

Alice Santiago, curatrice

 

 

1 Charles Baudelaire, Mon corps mis à nus. Journaux Intimes, 1887

2 Emmanuel Alloa dans La démocratisation de la production des images, émission l’Art et la matière sur France Culture, février 2020

3 Peter Szendy, Le Supermarché du visible. Essai d’iconomie, Les Éditions de minuit, 2017